Par Mme Gaëlle Mauduit, Master II Droit Privé Général, Etudiante à l’Institut d’études judiciaires de Clermont-Ferrand, Stagiaire de la Formation Professionnelle, LKJ AVOCATS.
L’article 544 du Code Civil définit le droit de propriété comme le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue.
Cet absolutisme est toutefois à relativiser car l’application excessive du droit conduit parfois à l’injustice.
Les Tribunaux ont donc développé une théorie de l’abus du droit qui permet de sanctionner l’exercice de la propriété lorsqu’il a pour seule finalité une intention de nuire à autrui. Les juges retiennent généralement le caractère abusif de l’exercice du droit de propriété lorsque l’activité mise en œuvre par le propriétaire a causé un dommage à autrui et était dépourvue de toute utilité pour son auteur.
L’exemple le plus emblématique qui en a fondé la théorie est celui de l’arrêt bien connu de la Chambre des Requêtes de la Cour de Cassation du 3 Août 1915 « Clément Bayard ».
La démonstration du caractère abusif du droit de propriété et de l’intention de nuire peut cependant parfois être relativement compliquée à établir.
Par-ailleurs l’usage non abusif du droit de sa propriété peut causer dommage à autrui, y compris lorsque l’activité mise en œuvre par le propriétaire présente une utilité certaine.
Quid, lorsque l’usage non fautif du droit de propriété provoque un dommage pour le lot voisin ? Le détenteur du droit peut-il être déclaré responsable de ce dommage ?
Les tribunaux, en réponse à cet impératif de réparation du dommage, ont dégagé un principe autonome de responsabilité sans faute fondé sur l’adage selon lequel « Nul ne doit causer à autrui un trouble anormal de voisinage ».
Les troubles anormaux de voisinage, ou encore TAV, sont appréhendés par le droit des biens sans pour autant s’exclure du droit des obligations dont ils s’inspirent. En effet, la notion de « voisinage » s’entend du rapport entre deux fonds et celle de « troubles » de la notion de dommage causé.
Avec une compréhension extensive de la notion de voisinage et la qualification de l’anormalité du trouble réservée à l’appréciation souveraine des juges au cas par cas, ils poursuivent tout à la fois un objectif de prévention et de réparation.
Les troubles anormaux de voisinage sont de natures très diverses….
Le bruit est la nuisance désignée à laquelle les animaux (aboiements, braiements, chant des grenouilles…) participent pour bonne part, ainsi en est-il du chant de Maurice le coq au centre des débats juridictionnels dans l’actualité récente, mais également les choses (musique, outils, électroménagers, pompes à chaleur…) et les actions de personnes (cris, talons…). Les odeurs (fumées de cheminée, fumier…), les arbres (privation de vue), les installations ou expositions de choses disgracieuses (tonneaux usagés), ou de façon plus générale toute activité humaine, pour un usage privé, industriel, agricole, commerciale ont également un potentiel perturbateur.
Relations de coexistence entre les fonds immobiliers, les contours de la notion de voisinage se sont diversifiés en termes de distance et de nature en même temps qu’a évolué la société, son urbanisation, sa technologie, ses besoins et… ses dérives. Individualiste et égoïste, le droit de la propriété se fait plus social. De facto, le principe des troubles anormaux du voisinage suit ce mouvement : il appréhende le voisinage en terme de propagation de la nuisance pour raisonner en « zone réellement troublée » (M.F NICOLAS, « La protection du voisinage », RTD civ. 1976. 675, spéc., n°9) et non plus seulement en termes de contiguïté de deux fonds. Les TAV voguent du domaine du droit des biens vers celui du droit à la qualité de vie et à la santé (émanation toxique d’usine, implantation d’éoliennes).
Le voisin perturbateur peut être, et tout à la fois, selon qu’on adhère à une analyse personnelle ou réelle des TAV, l’auteur direct du trouble, propriétaire, copropriétaire, locataire, simple occupant, constructeur, l’entrepreneur voisin occasionnel, et l’auteur indirect du trouble, propriétaire du locataire gêneur ou propriétaire du fonds sur lequel intervient l’entrepreneur auteur des travaux occasionnant les nuisances (Cour de cassation, chambre civile 3, 7 septembre 2017, n° 16-18158), pour une action en responsabilité in solidum (Cour de cassation, Chambre civile 3, 4 avril 2019, n°18-11207).
De même, il est entendu par voisin victime des TAV toute personne, propriétaire, locataire, simple occupant qui subit personnellement le trouble et/ou non personnellement victime du trouble. Il est de jurisprudence constante que le propriétaire du fonds immobilier même non-résident sur ce fonds peut prétendre recourir à la responsabilité sans faute pour troubles anormaux du voisinage : derrière la personne c’est la valeur du fonds qui est impactée !
Le trouble dont il est possible d’exiger la cessation est constitué sans qu’il y ait de faute et n’a donc par conséquent pas à voir avec le respect des normes. L’anormalité est l’élément central de la théorie des inconvénients de voisinage. Question de fait, l’anormalité est soumise à l’appréciation souveraine des juges du fond. Ses contours ont été dégagés par la jurisprudence et continuent à l’être au cas par cas. La répétition, l’intensité, (ainsi des « odeurs insoutenables » causées par un élevage industriel de canards – CA Agen, 1re ch., 15 mars 2006, n° 05/00609), la durée, les circonstances de temps et de lieux sont des considérations appréciées de manière concrète afin d’établir le degré de gravité du trouble litigieux. Le chant de Maurice le coq est supposé plus supportable à la campagne qu’en ville. Mais s’il procède à ses vocalises la nuit peut-être ne le sera-t-il plus du tout. La santé telles les allergies, ou l’âge et l’activité de la victime sont également pris en compte, mais seulement de manière relative.
De la normalité à l’anormalité, le cheminement n’est pas si aisé.
En ville ou à la campagne, en appartement ou en maison, locataire, propriétaire, constructeur, les inconvénients liés au voisinage participent du domaine de la normalité et ne sont pas sanctionnables.
Ainsi, la question de savoir à partir de quand un inconvénient passe de normal à anormal est essentielle car le risque existe que la procédure se retourne contre la personne qui invoque et qu’elle soit condamnée au versement de dommages et intérêts pour abus de procédure.
Le requérant doit apporter la preuve de l’anormalité du trouble, qui induit l’existence d’un préjudice réel, direct, personnel et certain.
L’édification d’éoliennes, quand elle est seulement hypothétique, n’est pas un trouble anormal de voisinage car le préjudice ne revêt pas un caractère certain (sur le refus des actions de nature préventive portées par les particuliers et leur condamnation à supporter les frais de procédure – CA Angers, 8 novembre 2016 RG n°15/00804). A contrario, un simple risque de dommage peut être constitutif d’un TAV à partir du moment où ce risque existe de manière certaine. Ainsi le stockage de foin à proximité d’une habitation voisine est un trouble anormal de voisinage car il constitue un risque certain d’incendie pour celle-ci (Cour de cassation, Chambre civile 2, 24 février 2005, n°04-10362)
La preuve se fait par tout moyen à condition qu’elle soit loyale et respectueuse de la vie privée. Courriers échangés avec le responsable, constat d’huissier, procès-verbal, témoignages, pétitions, certificat médical attestant la dégradation de l’état de santé sont autant d’éléments probants recueillis sur la durée.
Il existe cependant des exceptions que le voisin perturbateur peut soulever pour s’exonérer de sa responsabilité.
Outre le comportement fautif de la victime ou sa vulnérabilité, le moyen tiré de la pré occupation des lieux fondé sur l’article L112-16 du Code de la Construction et de l’Habitation prévoit que « les dommages causés aux occupants d’un bâtiment par des nuisances dues à des activités agricoles, industrielles, artisanales, commerciales ou aéronautiques, n’entraînent pas droit à réparation lorsque le permis de construire afférent au bâtiment exposé à ces nuisances a été demandé ou l’acte authentique constatant l’aliénation ou la prise de bail établi postérieurement à l’existence des activités les occasionnant dès lors que ces activités s’exercent en conformité avec les dispositions législatives ou réglementaires en vigueur et qu’elles se sont poursuivies dans les mêmes conditions ». Néanmoins les conditions exigées sont strictement observées par les juges plus souples à l’égard de la responsabilité pour troubles anormaux du voisinage.
Cette faveur jurisprudentielle à l’égard des TAV a également trouvé à s’exprimer, confrontée au cas de force majeure. Dans un arrêt de la 3ème chambre civile de la Cour de cassation du 10 décembre 2014, pourvoi n°12-26361, la survenance de la tempête à l’origine de la chute de pins maritimes n’a pas été retenue au titre de la force majeure. Les caractères d’imprévisibilité et d’irrésistibilité n’ont pas été caractérisés en raison des réclamations amiables antérieures concernant le risque que constituaient les pins qui, même plantés à bonne distance, penchaient dangereusement sur la propriété voisine. Il est remarquable que les juges aient retenu dans le risque certain de chute un trouble anormal pour exclure l’application du droit commun de la responsabilité.
L’action engagée pour faire cesser un trouble anormal de voisinage ou obtenir une indemnisation est une action en responsabilité extracontractuelle soumise au délai de prescription de 5 ans de l’article 2224 du code civil (Cour de cassation, chambre civile 2, 8 mars 2006, n°04-17.517). Son point départ est la manifestation du trouble ou son aggravation. Court au regard de l’appréhension du trouble anormal et notamment lorsque la durée en est un élément constitutif, l’application de ce délai est un principe encore affirmé par la Cour de cassation dans une décision rendue par la 3ème chambre le 16 janvier 2020, pourvoi n°16-24.352.
En sus, le législateur incite, et oblige à peine d’irrecevabilité par le juge pour certains litiges, à tenter au préalable de résoudre à l’amiable les conflits de voisinage.
L’article 3 de la loi n° 2019-222, 23 mars 2019, de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice instaure une tentative de résolution amiable obligatoire pour certains litiges avant toute saisine du juge « Lorsque la demande tend au paiement d’une somme n’excédant pas un certain montant ou est relative à un conflit de voisinage, la saisine du tribunal de grande instance (NDLR au 1er janvier 2020 le Tribunal judiciaire) doit, à peine d’irrecevabilité que le juge peut prononcer d’office, être précédée, au choix des parties, d’une tentative de conciliation menée par un conciliateur de justice, d’une tentative de médiation, telle que définie à l’article 21 de la loi n° 95-125 du 8 février 1995 relative à l’organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative, ou d’une tentative de procédure participative… »
Le justiciable a la possibilité de choisir entre la conciliation conduite par un conciliateur, la médiation par un médiateur et la procédure participative mise en œuvre par un avocat.
Néanmoins, la dimension passionnelle et privée qui caractérise les conflits de voisinage laisse présager de la difficulté de mettre en place un dialogue constructif sous couvert de la neutralité d’un tiers. Par ailleurs, au-delà de l’importance parfois minime des montants en jeu, la question de droit soulevée et la délicatesse que revêt la caractérisation de l’anormalité dans les troubles de voisinage peuvent révéler une certaine complexité.
L’avocat, spécialiste du droit, peut indéniablement conseiller le justiciable dans la construction de son dossier et l’accompagner jusqu’au procès à travers les méandres procéduraux.
Très intéressant merci